Stéphane Ruy (Carnot Eau & Environnement) : « Le défi est d’adapter nos territoires à une ressource moins abondante »

À l’occasion de la Matinale Deeptech sur les nouveaux défis de la gestion de l’eau, organisée par POC Media, Stéphane Ruy, directeur opérationnel de l’Institut Carnot Eau & Environnement, revient sur la manière dont la recherche publique répond aux enjeux hydriques. Recyclage des eaux usées, outils de surveillance en temps réel, solutions fondées sur la nature : Stéphane Ruy plaide pour une mobilisation renforcée des laboratoires de recherche aux côtés des collectivités et des industriels. Une condition, selon lui, pour accélérer l’innovation et bâtir une gestion plus résiliente, locale et durable de la ressource.
En France, actuellement, les ressources en eau sont-elles suffisantes ? Des risques de pénuries sont-ils à craindre ?
Si les ressources globales semblaient suffisantes il y a quelques années, avec des pénuries ponctuelles et limitées, ce n’est plus le cas. De plus, les ressources sont mal réparties dans l’espace et dans le temps. Certaines zones sont déjà en stress hydrique structurel, notamment le sud et l’ouest. Le changement climatique accentue plus encore ces déséquilibres (baisse de la ressource en eau renouvelable), avec des épisodes de sécheresse plus fréquents et prolongés. Et, en parallèle, des risques élevés face aux inondations. Il faut désormais raisonner en termes d’adaptation et anticiper la fréquence accrue de ces deux menaces : inondations et manque d’eau. Le défi, c’est d’adapter nos territoires à une ressource moins abondante, mais aussi plus capricieuse, ce qui passe par différentes actions, la première étant la connaissance de ces ressources et la prospective pour anticiper les évolutions sur plusieurs décennies.
Connaissons-nous précisément le niveau de ces ressources ?
Il faut différencier le suivi (l’état actuel), l’anticipation opérationnelle (l’état probable dans quelques semaines/mois) et l’anticipation stratégique (la prospective sur plusieurs décennies). Pour le suivi et l’anticipation opérationnelle, des réseaux de surveillance existent (nappes, sol, manteau neigeux, rivières), mais les données et les prévisions peuvent être gérées par plusieurs structures et elles restent très insuffisantes pour les ressources souterraines. Pour la prospective, l’étude EXPLORE2 a fourni des prévisions sur tout le territoire métropolitain jusqu’en 2100. Les scientifiques du Carnot Eau & Environnement se sont fortement impliqués dans le pilotage et la réalisation de cette étude. Plus largement, le Carnot travaille avec ses partenaires sur des modèles prédictifs, l’amélioration de la métrologie, le croisement des données (climat, sol, usage, pollution), l’utilisation de nouvelles données en particulier satellitaires et sur une meilleure intégration des usages dans les modèles.

Quels sont les secteurs économiques qui manquent ou pourraient manquer d’eau à l’avenir ?
Tous les domaines sont ou seront concernés. L’agriculture, qui est le premier consommateur d’eau, est déjà sous tension (irrigation, élevage). Le secteur énergétique est aussi en première ligne : de grandes quantités d’eau sont prélevées pour le refroidissement de nos centrales nucléaires. Cette eau n’est pas consommée, car elle retourne au milieu, mais les besoins sont là. Le tourisme, évidemment : les zones touristiques estivales se situant souvent sur zones où le manque d’eau se fit sentir. Des tensions sur la production d’eau potable existent aussi dans les territoires, car la planification urbaine n’intègre pas encore la disponibilité de la ressource. On peut souligner que tous les comités de filières stratégiques ont élaboré des plans de sobriété hydrique pour s’adapter aux futures pénuries.
Faut-il privilégier la réduction de la consommation d’eau ou l’augmentation des ressources ?
Il ne faut pas opposer sobriété et diversification des ressources, les deux sont nécessaires. La priorité est avant tout à la sobriété : limiter les pertes, repenser les usages, faire évoluer les pratiques et les process industriels, recycler l’eau le plus possible à l’échelle des sites industriels… Ensuite, on peut étudier les conditions d’une mobilisation de nouvelles ressources : eaux usées traitées, eaux pluviales, eaux de drainage agricole, eaux d’exhaures… le dessalement parfois. La création de retenues de substitution ou des transferts interbassin sont des solutions anciennes qu’il convient d’étudier avec rigueur pour éviter la « mal-adaptation ». La recherche joue un rôle clé pour initier des innovations à ce sujet et aider à définir les conditions et conséquences de leurs utilisations. Il faut aussi éviter « l’effet rebond » si des ressources non conventionnelles sont mobilisées. Les conditions de leurs mises en œuvre doivent être débattues localement, ce sur quoi travaillent aussi les chercheurs du Carnot Eau & Environnement.
Quelles technologies permettraient-elles d’exploiter davantage les eaux usées ?
Il faut rappeler que les eaux usées traitées ne sont pas réutilisées directement en sortie de stations d’épurations : elles subissent un traitement supplémentaire (tertiaire, quaternaire contre les micropolluants et autres microplastiques) pour une meilleure qualité. Plusieurs dispositifs peuvent être installés en sortie de STEU : soit des solutions fondées sur la nature (filtres plantés de roseaux…), soit des procédés plus technologiques (chloration, photocatalyse, techniques de filtration membranaire…), soit une combinaison de ces moyens. L’eau ainsi traitée doit être stockée et de nouvelles infrastructures de distribution pourraient être construites : de nouveaux capteurs à installer dans les réservoirs et sur le réseau permettent de suivre l’évolution de la qualité de l’eau. Des analyses quantitatives de risques microbiens (analyses QMRA) favorisent également des approches multibarrières, et permettent d’adapter la qualité aux usages et/ou de mettre en place les mesures de protection ciblées nécessaires. Il reste à étudier l’acceptation du projet et la gestion du surcoût. En résumé, les eaux usées traitées peuvent être une ressource de substitution, et des innovations technologiques ou organisationnelles permettent de maîtriser les risques associés à son usage.
Comment les recherches menées au sein des laboratoires membres de l’institut Carnot Eau & Environnement sont-elles capables de répondre à ces problématiques ?
Le Carnot Eau & Environnement rassemble 11 unités de recherche sous sept tutelles (institutionnelles et académiques), ainsi qu’un Centre de ressources technologiques. Les compétences des composantes du Carnot Eau & Environnement couvrent un large éventail de thématiques du grand cycle et du petit cycle de l’eau, avec une expertise pluridisciplinaire (hydrologie et hydraulique, chimie de l’eau, écologie, modélisation, génie des procédés, sociologie des usages…). Il mobilise les ressources et connaissances issues du monde académique pour développer des solutions opérationnelles innovantes, en collaboration avec les partenaires socio-économiques, en travaillant notamment sur : la réutilisation des eaux usées, la gestion des eaux pluviales, le traitement des eaux, la détection de micropolluants, le traitement des microplastiques dans les eaux, le développement d’outils de surveillance des milieux aquatiques, la gestion de la ressource en eau, l’évaluation et la protection contre les risques (inondations, crues, avalanches…), ou encore la sécurité des ouvrages. Du labo au terrain : le Carnot Eau & Environnement transforme les résultats scientifiques en solutions pour les acteurs de l’eau. C’est une recherche connectée aux enjeux actuels et futurs des territoires, des usagers et des entreprises qui contribue à maintenir l’excellence française reconnue sur les enjeux de l’eau et qui répond, dans son domaine, aux besoins d’adaptation de nos activités face au changement climatique.